La Palissade


La visioconférence ne s’était pas passée comme prévue. Dès le début de la séance, Idir avait senti passer dans l’air les ondes de la discorde et de la violence. Un sentiment de gêne le parcourait, nourri par les vaines paroles peuplant la langue du travail. Les salutations sans fin, les politesses avares en bons sentiments, la méchanceté cousue sur les bouches souriantes. Il peinait à être présent et les quelques bribes de conversation qu’il réussissait à capturer le rendait plus absent encore. À peine put-il entendre son prénom jeté en pâture dans la discussion, appel auquel il ne répondit que d’un air morne et hébété. Son cœur, étouffé par la fureur sourde et cordiale des sociétaires, battaient comme le tambour d’une armée approchant la mer des Sargasses. Il attendit ainsi, figé, que l’ordre de mission jaillisse de ses supérieurs et dévale les échelons de la hiérarchie dans un mouvement de cascade qu’il attendait, une bouée dégonflée sous le bras, à l’endroit exact du point d’impact.

L’ordre du jour ne laisse que peu de place au doute. Un agent devait être expédié en campagne pour vérifier les irrégularités d’un système de pompage qui venait pourtant d’être tout juste remplacé. C’est tout du moins ainsi que fut brièvement présenté la situation par le chef des équipes. Le nom du lieu frappa Idir comme la foudre dans une forêt de hasard. Il comprit que ce serait à lui d’y aller, que le destin l’appelait, qu’il ne pourrait plus fuir ce qu’il avait fui depuis son arrivée dans cette ville où il s’était depuis recomposé un passé. L’ouïe éteinte, l’œil plaqué sur le coin de l’écran, il cherchait sur les lèvres de son supérieur la trace de la terrible annonciation. Son esprit vaquait déjà dans les territoires de cette province pastelle, qu’il ne connaissait que trop bien pour y avoir grandi et tant souffert. Le couperet tomba naturellement, sans surprise mais non sans heurt. La tâche lui incombait. La nouvelle frappa sa poitrine avec toute la violence des années d’oubli. Sans même réagir à l’annonce, le jeune cadre s’excusa et alla lancer un filet d’eau sur son visage, projetant une palette de couleurs inadaptées sur le vide de ses émotions. Des vagues d’effroi parcourait son corps au rythme de ses battements cardiaques. Le temps s’effaçait derrière la douleur, le silence et la mémoire. S’il n’y faisait pas attention, s’il ne prenait pas le temps de ne pas complètement le perdre, ces instants hors de la vie pourraient très bien lui prendre une heure, voire même plus. Idir sentait la sueur perler sur son front, bille d’effort roulant inconfortablement sur sa peau qui trahissait l’anxiété qui contorsionnait ses traits sous le masque de l’absence. Sa vie n’avait jamais été marquée que de cela, malgré une certaine folie protégeant le secret. Face au miroir, il put sentir le temps qui se mettait à lui manquer. L’aguille des minutes commençait déjà à tourner au rythme de la trotteuse. Il ne s’en faudrait de pas beaucoup pour qu’il tombe dans l’engrenage de la machine au temps dérobé. Il reprit son souffle, jeta une nouvelle volée d’eau sur sa pale figure et se dirigea vers le bureau en bois blanc sur lequel l’attendait huit paires d’yeux interrogateurs. Un raclement de gorge accompagna son retour sur la scène des éminences. La pièce comique avait visiblement assez duré pour son assemblée.

Une fois la réunion terminée, Idir alla préparer promptement sa valise malgré les quatre jours le séparant du départ. C’est ainsi que débuta l’insupportable position d’attente vis-à-vis du départ dans laquelle il venait de se placer, couteau de glace dans la chaire molle et sans vie assise sur le rebord du lit. Plus rien ne lui permettrait de se détourner de la blessure qu’il venait de s’infliger. Pendant cette centaine d’heure qui en parurent mille, la fuite devint pour lui un deuxième sommeil diurne, froid et sans saveur. Il s’y plongeât sans retenue, prolongeant ses nuits d’un cycle de sommeil sentimental absolu. Il pouvait encore sentir le mal-être qui l’avait saisi lorsqu’il lui fut demander d’aller se plonger dans son enfer. Les quatre jours passèrent, ainsi, sans un souffle d’air, comme si la vie s’était posée à ses côtés au bord du lit, détournant les yeux pour ne plus regarder que le plafond blanc et monocorde de son existence.

L’air de sa région hôte lui rappela des souvenirs fragmentés, embruns douloureux enlevé par l’effroi sur la mer de l’enfance. Cette région, où il n’était plus revenu depuis les âges de croissance, avait progressivement disparu de sa mémoire, chassée par la vie décousue d’étudiant puis de jeune adulte qu’il avait vécu une fois son adolescence moissonnée. Seul un grand vide irréfragable trahissait intérieurement cette blessure. Une béance qui finissait toujours par aspirer la vie ambiante, qu’il allait capturer par bribe auprès d’amitiés toutes plus éphémères les unes que les autres. Pour se rassurer, pour s’apaiser, pour se sentir vivre et oublier la douleur originelle qui l’avait poussé nu sur les chemins de l’existence. La vie était devenue une stratégie de rebouchage perpétuel de cette abîme, uniquement tenue par l’énergie qu’il déployait pour combler ce creux. Tout en ouvrant de nouvelles failles, toujours plus nombreuses, toujours plus profondes, toujours plus amères. Frappant ses amis comme un battoir à tapis, son inconscient soulevait en eux une poussière dont la douleur intime qui le mordait se repaitrait insatiablement. Face au souvenir de son enfance, les souvenirs du passé s’étaient également mis à le frapper lui-même, jouant avec ses entrailles telle la main rougie par le sang des bêtes avec l’attendrisseur. Ainsi écopait-il le navire, vainement, sans optique de pouvoir un jour colmater le jour perçant la coque.

Logeant dans un hôtel en préfabriqué à quelques encablures de son lieu d’intervention, Idir constata la présence d’une prairie à l’allure infinie sur laquelle une longue clôture venait poser une affligeante cicatrice. Il resta muet et statique, l’œil rivé sur cet espace artificiellement délimité qu’il scruta longuement, sans pour autant réussir à le comprendre. Un bref coup d’œil sur l’état de l’ensemble laissait apparaître une quiétude éternelle, où l’âge avait eu raison de tout caractère neuf, tandis que l’impression de tiédeur de cette pelouse suggérait une pose fraîche et un caractère quasi-factice. L’observateur, depuis la fenêtre de l’hôtel, se contenta de contempler l’installation comme on contemple la fin de la route. Queque chose le rapprochait de cet ensemble emprunté. Les douleurs intérieures, comme les merveilles de la nature, naissent de chocs aussi violents qu’invisibles à l’œil nu.

Malgré un téléphone en perpétuel émoi, le technicien s’assura de ne plus avoir à répondre aux appels d’une direction ne comprenant pas son attitude démissionnaire. Idir s’était débranché du monde du travail et du monde qui l’entourait pour ne pas avoir à se reconnecter aux souvenirs perdus. Seul subsistait cette pelouse et cette coupure artificielle qui la traversait, face à laquelle son esprit ne trouvait aucune sortie possible. Elle seule occupait depuis deux jours déjà l’intégralité de ses pensées. Cette vision, mélange irréel entre évidence et intime, le troublait au point de lui faire perdre toute forme de raison. Il s’y abandonnait sans détour, sans ambivalence. Immobile sur son lit, il contemplait le vide et l’incompréhensible frontière entre ce qu’il pouvait voir, faire, saisir, et ce qu’il n’arrivait pas à cerner. Toute sa vie se manifestait là, devant lui, évidente comme le mauvais sort sur une toîle de maître. Les jours ne cessèrent de passer, lentement, sans direction aucune. L’hôtel accueillait avec joie cet oiseau pèlerin blessé, qui trainait lourdement ses deux pattes et gardait ses ailes fermement arquées près du corps, lui offrant tout le repos que son âme réclamait sans relâche. Sa route l’avait déposé ici, sur ce rocher duquel il ne pouvait s’échapper et où il s’était fait singe, dans cette région qu’il avait tant fuie et tant souhaité voir disparaître. La douleur l’avait cloué sur place, l’avait sorti de sa vie, l’avait empêché de tenter la moindre action ayant pu le sortir de cet état léthargique. Il errait dans son esprit, majoritairement statique sur ce lit qui donnait sur la prairie coupée, sans comprendre ce qui pouvait tant le fasciner. Il se sentait perdu dans cette situation de mort lente qui l’ensevelissait. Idir coulait sans plus chercher à éviter le naufrage, tandis que son environnement immédiat regardait, sans trop se soucier, la scène d’un air amusé.

Après cinq jours de paralysie, il décida d’aller voir cette barrière que son esprit avait flanquée d’une symbolique qu’il ne parvenait pas à décrypter, qui l’hypnotisait et le laissait dans un état second. Posée au sommet d’une petite butte dont il ne percevait pas le bout depuis sa position, elle siégeait là, tel un trône vide sur une vétille nommée royaume. Il dû marcher quelques dizaines de minutes pour en faire le tour et constater qu’elle lui semblait en tout point pareille quel que soit l’angle à partir duquel il l’envisageait. L’encercler n’était pas possible. L’avaler non plus. Le terrain semblait infini comme une sphère, bien qu’il put apprécier la justesse de ses quatre angles. En tout point, cette pelouse semblait délimiter deux mondes unis, communs, dont il ne pouvait comprendre la division. Il tournait et tournait encore, attiré par cette terre qu’il n’osait ni fouler, ni refouler. La scission l’avait lui-même coupé de quelque chose, tout en le rapprochant d’une impression qui le consumait. En se contenant de l’observer, il espérait l’apprivoiser tel un manège sur lequel l’enfant à peur de monter. Rendu à son hôtel, Idir laissa la réceptionniste lui poser des questions dont il espérait lui-même voir jaillir quelques réponses. Mais aucune ne vint, laissant tout autant pantois sa jeune interlocutrice que lui-même. Il lui demanda simplement, en guise de mot de départ, si elle savait pourquoi le monticule était ainsi clôturé. Peu intéressé par cette interrogation qui ne l’avait jamais approchée, l’employée lui répondit simplement qu’elle ne savait pas, que la clôture était là sans jamais qu’elle ne l’ait vraiment remarquée. Comme le ciel, qui illumine la vie sans jamais pour autant jeter sur les esprit simples la lumière de son mystère.

Le lendemain, péniblement réveillé par un soleil timide, Idir se mit à chercher une solution à son apathie. Savoir. Comprendre. Ressentir. Tous ces sentiments dont il s’était détaché, sur lesquels il ne parvenait plus à poser la main, et qui étaient devenus pour lui des objets informes caché derrière le rideau de la douleur. Ses sens réclamaient une nourriture, une matière à toucher ou à entendre pour combler le vide dans lequel son corps s’était plongé sans discernement. Il regarda la pelouse et comprit qu’il ne trouverait de salut ailleurs que dans cette représentation aveugle du foyer qu’il avait tant quitté et vers lequel il n’avait jamais plus osé poser son regard. La barrière était à franchir, quoi qu’en coûte ce geste qu’il avait tant cherché à éviter. Il enfila quelque chose, peu importe quoi, lui-même ne sachant pas ce qu’il venait de passer autour du coup, et alla remercier le concierge pour sa gentillesse de ces jours derniers. Il adressa également une note à sa direction, étrange et incompréhensible pour une autre personne que lui-même, qu’il déposa sur le comptoir de la réception sans trop se soucier de savoir si celle-ci serait un jour atteinte. Ses traits s’étaient détendre, tout comme son cœur qui ne lui serrait plus la poitrine. Il regardait le passé avec une expression joyeuse, rassurée, sans commune mesure avec la douleur que celui-ci avait pu autrefois lui causer. Il marcha avec confiance jusqu’à la pelouse et prit la peine de regarder autour de lui la vie qui l’entourait. Il lui semblait que le soleil lui-même s’était retourné pour offrir au monde une nouvelle lumière, plus belle et plus douce. De légères brises interrompues lui caressaient le visage, comme le flot secoue généreusement la mer pour la garder en vie. Il pouvait sentir ses sens animés, vivants, prêts à accueillir la vie. La douleur s’était tue comme une note étouffée sur une ligne d’arpèges. Idir enjamba la palissade et s’évanouit tendrement, le temps simple d’un clin d’œil des dieux, laissant l’herbe se repaître de cette joie qu’il lui offrait sans précaution et sans attente.